Retour vers le futur
L’interview qui suit devait initialement être précédée par un texte évoquant plus particulièrement deux films de Jean-Gabriel Périot. Il a suffit de sa rigueur de cinéaste pour nous dissuader d’une telle nécessité : ses réponses sont plus précises que le commentaire le plus détaillé – rendant alors la moindre coupe arbitraire – et, seules, peut-être, ses images les surpassent. Il nous semble indispensable de rencontrer ce réalisateur à travers ses actes, d’autant plus qu’ils sont disponibles sur internet.
Le mouvement est la preuve de la vitalité, alors n’hésiter pas à revenir vers son site, à poursuivre la lecture de l’interview, dans un va et vient constant à travers les espaces de libertés que sont notre revue et ses films.
Dans un premier temps, nous aimerions connaître votre parcours : Êtes-vous passé par la voie de l'animation, par celle du montage ? Il y a chez vous l'importance du document, si bien qu'on peut se demander si vous êtes passé par le journalisme ou l'histoire ?
Je n'ai pas un parcours particulièrement intéressant. J'ai fait la fac, en « Communication », puis en « Multimédia et Audiovisuel », donc à peu près en rien… Cependant, j'ai eu la chance, avant de quitter la fac, de faire un stage très long au Centre Georges Pompidou. Il y a plus de dix ans maintenant, l'esprit encore « service public » du lieu et la modestie de certains projets, ce qui les mettait donc à ma portée, ont fait de ce temps un moment privilégié d'apprentissage. C'est là que j'ai commencé à me spécialiser comme monteur, mais aussi que j'ai fait mes premiers montages d'archives.
C'est seulement quelques années plus tard que j'ai commencé à bricoler tout d'abord des installations plastiques (des accumulations d'archives…) puis des premières tentatives de films. Mon premier « vrai » film, 21.04.02, est arrivé presque par hasard, par inadvertance. Ceci dit, au-delà d'un parcours qui peut sembler quelques peu flottant, mon envie de faire du cinéma s'ancre très tôt, et mon parcours ne reflète que certaines difficultés pour y arriver. Outre les voix royales de la FEMIS ou de l'École Louis Lumière, celle des « fils et filles de… » ou celles qu'offre un talent exceptionnel, « entrer » dans le monde du cinéma est compliqué pour un provincial désargenté. Il ne s'agit pas ici de se plaindre, mais de saisir que certains aléas de vie agissent, influent sur le travail même des artistes. Ma façon de travailler seul, avec des archives, ma détermination politique… sont, par exemple, directement liées aux difficultés éprouvées de faire des films.
Quant à mon intérêt pour l'Histoire, c'est arrivé encore plus tard (exception faite de mon intérêt pour certaines histoires du cinéma : celle du cinéma politique et celle de la technique notamment). Me confronter à l'Histoire fut avant tout nécessaire, l'intérêt et le plaisir que je peux aujourd'hui en tirer ne sont arrivés que dans un deuxième temps. J'ai dû m'intéresser à l'Histoire pour parfaire mes connaissances avant de réaliser certains films mais aussi pour connaître plus précisément les images que j'utilisais. J'ai découvert très tard que l'Histoire n'était pas cette science morte que l'on ânonnait à l'école, mais une science très politique, qu'elle n'était en rien figée, qu'elle s'écrivait au présent, et que, parfois, elle se faisait le porte-voix des oubliés, des détruits, des plus faibles, qu'elle était le réceptacle d'autres vérités que celles des plus forts et des vainqueurs.
En prenant en compte les films hébergés sur votre site, il semble que vos premiers courts soient assez personnels, ils vous mettent en scène (Gay ?, Journal Intime et Avant j'étais triste). Pourquoi avoir fait ces films ? On pourrait imaginer un certain exutoire à les réaliser... pourtant on perçoit déjà une volonté de témoigner, avec une certaine ironie, de la communauté homosexuelle.
S'ils me mettent en scène, c'est avant tout par contingence : je n'avais pas d'autres acteurs sous la main... Je suis quelqu'un de plutôt très pudique malgré ce que peuvent donner à voir ces trois films. Ainsi, même un film qui paraît aussi frontal que Journal Intime, je n'ai pu le réaliser que parce que mon corps d'alors présentait un aspect « provisoire » dont je pouvais tirer narrativement parti. Si le corps présenté dans ce film avait été le mien pour toujours, je n'aurai jamais pu faire ce film. Il s'agit ainsi non pas d'un journal filmé ou d'un documentaire, mais bel et bien d'une fiction avec un acteur, même si cet acteur est moi-même.
Quant aux deux autres films, eux aussi fictionnels, ils ont effectivement été très sympathiques à fabriquer. L'impolitesse fait toujours un bien fou. L'autocritique aussi. Ce que ces films racontent d'une certaine homosexualité, je n'ai pu l'énoncer que parce que je suis moi-même pédé. Je suis donc bien placé pour me moquer des copains, de leur mère et de leurs meilleures amies. On doit pouvoir se moquer de tout et de tous en général, de nous-mêmes en particulier, et le faire plus souvent. L'humour, quand il n'est pas du niveau du caniveau, peut être un outil politique utile, comme on peut le voir dans À propos de Nice ou Le Bonheur.
Cette série, je trouve, prend fin avec une date : 21 avril 2002, jour de passage du Front National de Le Pen au second tour de l'élection présidentielle et jour, aussi, de votre anniversaire. Ce qui donne 21.04.02. Comment ce film s'est-il fait ? Avez-vous eu le sentiment que ce film était nécessaire à faire, maintenant ou jamais ? Et ressentez-vous une transition personnelle entre les films avant et après celui-ci ?
21.04.02 est en effet mon film charnière. Jusqu'à ce film, celui-ci inclus, je pouvais encore prétendre utiliser l'intime comme terrain d'expérimentations narratives et politiques. Même si je ne me sentais pas proche du mouvement nommé l'auto-fiction à ce moment-là en littérature, quelque chose de cette idée de l'intime à la fois comme terrain et comme outil politique m'intéressait. Par exemple, dans 21.04.02, il s'agissait avant tout de fabriquer un journal intime qui finirait par l'échec personnel que représentait pour moi le passage de Le Pen au deuxième tour, avant l'idée même de faire un film « engagé », quand bien même l'aspect politique du film était inhérent au projet.
Tout commence donc ce jour précis du premier tour de l'élection présidentielle. Comme nous étions, avec mon ami, les seuls à avoir alors une télévision, nos amis nous avaient rejoints et avaient tout préparé pour une fête surprise, mon anniversaire avait lieu deux jours plus tard. Le champagne bu avant de manifester à la Bastille eut un goût plutôt amer. Quelque temps après je décidais de fabriquer un journal intime qui travaillerait sur ce télescopage privé-publique. Il faut le redire : ma vie privée en elle-même n'a aucun intérêt pour le spectateur. D'ailleurs, c'est justement parce que ma vie a aussi peu d'intérêt, de particularités, que le spectateur peut se projeter dans ce que je lui donne à voir de la mienne. Nous avons tous des photos de famille, trois cartes postales moches dont on n'arrive pas à se débarrasser, nous avons tous en commun certains disques, films, livres, etc.
La première forme de ce projet fut une installation vidéo deux écrans. L'un présentait les séquences en images de ce qui deviendra ensuite le film 21.04.02, le second présentait une accumulation de phrases tirées de la presse d'alors (programmes et discours de Le Pen, réactions des politiques et de quidams...) La volonté de fabriquer ce journal intime visuel, accumulation de toutes les images que je possédais chez moi (du moins une large partie) provenait probablement de ce que je sentais que les images me définissaient mieux que des mots ou des sons.
Mais si ce film est un journal intime, c'est aussi le premier film clairement politique, voire militant, que j'ai fabriqué. La partie « intime » du projet est ressentie comme un portrait visuel de l'époque plus que comme un autoportrait. À la fin du film, cette intimité n'est plus le sujet du film, mais juste son préambule, son introduction, même si celle-ci représente en temps la quasi-totalité du film. Mon idée de départ incluait, sans que je le verbalise à l'époque, cette défaillance de l'intime face à la réalité sociale et politique. Cette confrontation que je souhaitais entre eux ne pouvait que conduire à la faillite de l'intime contre le politique. C'est vrai qu'après cela, rien ne pouvait me faire revenir vraiment à la question de l'intime, même comme moyen de parler du monde. Je n'avais plus besoin de ce second degré, ou peut-être plus envie.
Vos films prennent alors un virage, comme la France. Votre histoire et celle du pays deviennent liées. Ce qui amène ensuite une série de films en rapport avec l'histoire et l'histoire, dans un premier temps, qui s'est faite, c'est-à-dire passée (de We Are Winning Don't Forget à Nijuman no Borei). Comme si vous repreniez à votre compte le slogan post-FN au seconde tour : « Plus jamais ça ». Cette phrase qui a été - et est toujours utilisée - quand il est question de parler des camps de concentration. Est-ce une succession de hasards qui vous a fait enchaîner des films de cette teneur ou était-ce chez vous une réelle volonté de montrer que l'histoire peut se répéter, comme un rappel ? Vous semble-t-il qu'il y a un vrai oubli de l'histoire ?
Avant tout, et pour élargir, j'espère surtout que mon travail n'a rien à voir avec l'évolution de la situation politique et sociale française. En tant que cinéaste, cette situation m'intéresse assez peu, même si ce n'est pas le cas en tant que citoyen.
Il me semble que se focaliser, comme on le fait généralement, sur ce qui se passe en France comme si cela était typiquement ou uniquement français est une erreur. Ce qui se passe en France depuis quelques années, voire depuis quelques dizaines d'années maintenant, n'est en rien singulièrement français. Ce qui se passe en France fait partie d'un mouvement de recul quasiment mondial, auquel elle participe bien sûr, mais dont elle n'est pas indépendante. Si l'on détache ce qui se passe en France du contexte mondial, grosso modo la mise en application de l'idéologie destructrice du post-capitalisme dans toutes les sphères de la vie humaine, on ne peut pas comprendre ce qui se passe, ni agir profondément contre. Par exemple, on ne peut pas isoler le combat des sans papiers de la politique mondiale de gestion des flux humains pensée cyniquement comme une gestion des besoins en force de travail des pays riches, on ne peut pas comprendre les attaques contre nos systèmes sociaux en dehors des choix post-capitalistes de nos dirigeants, on ne peut pas agir écologiquement si l'on ne remet pas en cause le capitalisme lui-même, etc. Je souhaite en effet, et j'espère, que mes films parlent d'autres choses que de l'histoire récente de la France, même si ce qui se passe en France participe évidemment de mon énervement. De plus, et pour préciser votre question, lorsque j'ai réalisé We Are Winning Don't Forget, ce film parlait d'un fait qui était presque contemporain. J'ai réalisé le film en 2003 et la mort de Giuliani à Gênes date de 2001. Ce n'était pas un film sur l'Histoire, sur un événement révolu. Ce que raconte le film d'un certain état du travail (ou de comment y résister), était contemporain, et le reste.
C'est seulement après ce film que j'ai commencé à m'intéresser à l'Histoire. Si je lisais alors beaucoup de livres politiques ou de sociologie, je sentais bien un certain manque de culture historique. Il fallait, pour que je puisse comprendre certains aspects du contemporain, apprendre du passé. De plus, après We Are Winning Don't Forget, je voulais réaliser un film sur les civils morts pendant les guerres qui nous étaient alors contemporaines ou presque (comme les massacres du Rwanda ou la guerre en ex-Yougoslavie). Mais il m'a été impossible d'utiliser la moindre des images que j'avais trouvées lors de mes recherches. Faire alors un film (Dies Irae) sur une catastrophe passée m'a permis de faire ce film impossible pour moi à réaliser sur des catastrophes présentes. À partir du moment où l'on utilise une symbolique aussi forte que Auschwitz, il est nécessaire de la faire en conscience. J'ai alors commencé à lire des livres relevant de l'Histoire, des livres sur les camps, sur la Seconde Guerre mondiale, mais également des livres sur les enjeux de constructions mémorielles, sur l'utilisation du passé à des fins politiques, etc. Grâce à ce film, j'ai pu comprendre que l'un des intérêts pour moi à faire de tels films, était l'obligation que cela imposait d'apprendre, de rechercher, d'essayer de comprendre, de se plonger dans un sujet.
Faire des films sur des événements passés permet de travailler sur plusieurs niveaux de lecture car ces évènements peuvent agir comme métaphore d'événements contemporains. Ainsi, un film comme Dies Irae, s'il présente une tentative de transcrire poétiquement ce qu'est la vie lorsqu'elle s'arrête brusquement par faits de guerre, s'ancre à la fois dans le passé (le film se clôt sur Auschwitz), mais aussi dans d'autres temps et d'autres géographies de l'histoire de l'humanité comme enchaînement de désastres.
Par contre, si j'ai réalisé plusieurs films qui s'ancrent narrativement dans des événements réels dramatiques (la tonte des femmes à la Libération, les bombardements destructeurs de la Seconde Guerre mondiale, Hiroshima, etc.), il ne s'agit nullement pour moi de prôner un quelconque « devoir de mémoire » ou d'affirmer le « plus jamais ça » que vous citez dans votre question. C'est justement lorsque l'on comprend politiquement l'Histoire, c'est-à-dire que l'on a mis à nu l'instrumentalisation idéologique possible du passé et de la mémoire par nos dirigeants pour justifier leurs propres agissements, que l'on doit se refuser à prôner quelques obligations pour les autres de se confronter au passé. La mémoire ne peut être active, et donc utile, qu'intimement, que personnellement, et chacun est touché différemment, ou pas, par les désastres passés et contemporains. La manière globale dont « on » nous impose la mémoire des désastres figent les consciences et ancre le passé dans le passé, empêche que ce passé trouve écho dans le présent.
Au mieux, par mon travail filmique, je peux espérer que les questions que posent les événements qui sont le sujet de mes films soient ressenties par les spectateurs comme contemporaines. Les questions de la revanche et de l'impossibilité de l'espérance, que posent des films comme Eût-elle été criminelle… ou Nijuman no Borei, ne s'ancrent pas, je l'espère, uniquement dans le passé mais sont beaucoup plus générales. Le seul endroit où je peux agir en tant que cinéaste est dans la création de liens entre le passé de l'événement traité et le présent du spectateur, de liens poétiques, de liens inexprimés et inintelligibles. Il ne s'agit jamais pour moi d'apporter des réponses ou d'affirmer mon point de vue, du style « Plus jamais ça ! » ou « La guerre, c'est mal ! », mais d'essayer de formuler une question, de préciser une énigme, de créer du silence. Savoir si et comment le spectateur remplit ce silence ne m'appartient pas. Offrir de l'espace de réflexion pour le spectateur est précisément l'endroit où se joue la possibilité, pour nous cinéastes, de faire des films politiques, c'est-à-dire non pas des films qui ont pour sujet un fait politique, mais qui sont en eux-mêmes pensés comme espaces de liberté.
J'estime que le cinéma est l'inverse du musée. Je veux dire que le cinéma enregistrant la réalité d'un temps, d'une époque, a la capacité de remettre le spectateur dans celle-ci. C'est l'inverse de l'exposition d'un musée, on est plutôt dans l'immersion. Nijuman no Borei en est un bon exemple, il rappelle au présent le passé. Et là où il marque plus que divers films-témoignages, c'est qu'il ramène d'autant plus vers le présent. À travers la succession des photos, on chemine vers ce qu'est le dôme actuellement. Le chemin mène à l'actualité. Comment voyez-vous cette question du témoignage du cinéma et de sa force mémorielle ?
Je ne suis pas sûr que la différence entre une proposition plastique, ou muséale, et une proposition cinématographique se joue sur cette question de l'immersion du spectateur ou de la contemporanéisation du passé. Il existe des œuvres et des artistes, même s'ils sont rares (mais pas plus que les cinéastes), qui travaillent de manière admirable la question de la catastrophe et qui la rendent tangible aux spectateurs. Je ne pense pas qu'il s'agisse ici d'une question de technique ou de discipline artistique. Votre question même indique cette réponse : il s'agit avant tout de savoir ce qui différencie un film comme Nijuman no Borei d'un énième « film-témoignage », ce qui différencie un travail artistique singulier d'un corpus d'œuvres attendus, quelles que soient leurs qualités propres. La réponse est simple, me semble-t-il, c'est la place que laisse la proposition artistique à la liberté, la liberté que je m'offre à moi-même en tant qu'auteur, de raconter Hiroshima, ou tout autre événement réel, non pas comme il « doit » se raconter, ou comme on « attend » qu'il le soit, mais comme je l'ai vécu, ressenti, pleuré, et la liberté que j'offre au spectateur de décider lui-même du sens de ce qu'il regarde. Il s'agit de refuser toute objectivité face à l'événement, et aussi de ne pas avoir peur du sentiment.
Ceci dit, deux choses sont importantes à préciser ici. La première est que même si le regard que j'offre sur un sujet historique est subjectif et/ou sentimental, je dois toujours faire très attention à ne pas commettre d'erreurs historiques, de contresens, d'approximations. Avoir un regard subjectif n'exonère pas d'une rigueur scientifique lorsque l'on propose un film qui reste avant tout documentaire. La deuxième chose à préciser est que je n'oppose pas ce type de travail à d'autres films plus communs, plus attendus. Il n'y a pas une seule forme juste sur de tels sujets. Toutes les approches sont possibles, disons même toutes les approches sont nécessaires. Chaque réalisateur fait avec sa propre sensibilité. En dehors de ces films qui flattent la bonne conscience du réalisateur (qui le font parfois avec une connaissance douteuse du sujet) et des spectateurs, tout film est possible à réaliser, même sur des sujets aussi compliqués que Hiroshima ou les camps de concentration.
À propos de Dies Irae, j'ai envie de dire que tous les chemins mènent aux camps de concentration. La route, et la technologie qu'elle implique, mènent à un mur qui n'est pas anodin, c'est celui de la mort. C'est l'évolution de l'homme qui s'arrête, sa marche en avant, avec les camps. Le cinéma, à ses débuts, a été vu comme une langue universelle. En voyant Dies Irae, je me suis dit que ce film était universel car il traite d'un instant où l'humanité a une histoire commune. Tous coupables, tous victimes, ce chemin est le nôtre. Il est impossible de savoir quel paysage nous traversons, de nommer une ville, un pays : on est partout à la fois. Un Américain verra les États-Unis, un Français la France... Peut-être est-ce aussi pour ça que vos films marchent très bien dans le monde. Qu'en pensez-vous ? Comment êtes-vous allé vers ce film ?
Il est heureusement des chemins qui ne mènent pas aux camps de concentration… Même si, malheureusement pour nous, nous ne les avons pas encore pris, et que l'espoir est minime que nous les empruntions un jour. Mais ils existent et c'est pour cela que nous continuons à vivre, à espérer, à lutter. Je ne suis pas non plus convaincu que ce film indique que nous sommes tous coupables. En tout cas, ce n'était pas mon intention. Affirmer que nous serions tous coupables, pour moi, cela relève de la même erreur que l'obligation d'un « devoir de mémoire ». La notion est par trop judéo-chrétienne. De plus, affirmer que l'on puisse être à la fois tous coupables et tous victimes, c'est affirmer que toute victime est potentiellement coupable. Ce qui est à la fois faux et indécent pour certaines d'entre elles.
La question de savoir si ce film indique que « nous sommes tous victimes » est plus complexe. En effet, si nous sommes « victimes » lors du processus spectatoriel parce qu'une fin sinistre coupe abruptement le déroulé linéaire du film, il n'en demeure pas moins que nous en ressortons vivants, et même, à peine heurtés. Les victimes qui hantent le film, celles pour qui je l'ai fait, ont réellement disparu. Et c'est justement parce que nous, nous restons vivants, que je peux faire un tel film. Cependant, il peut y avoir une certaine pétrification au spectacle du désastre. Une stupeur problématique, de même qu'une certaine bonne conscience à compatir. Personnellement, je peux être empreint, comme mes films, d'un certain pessimisme. Mais j'espère que ce pessimisme est un pessimisme de combat. Ce que m'ont appris les survivants, par leurs témoignages, c'est l'importance, le prix, d'être encore en vie. Ce qui implique deux mouvements. Il faut d'abord savoir profiter de la vie dans toute sa quotidienneté et sa valeur (je parle évidemment ici d'une jouissance du quotidien opposé à ce que l'on nous impose de plaisirs consuméristes et individualistes). Mais encore, il faut se battre à la fois contre ce(ux) qui nous refuse(nt) cette vie pleine et pour ceux qui n'ont pas le luxe de se poser de telles questions. Si nous pouvons nous permettre d'être pessimiste, c'est à l'unique condition que cela soit une force. Sinon, ce n'est qu'une posture, lorsque l'on a eu la chance de naître dans une de nos sociétés privilégiées…
Pour répondre à la suite de votre question, il est certain qu'un tel film est impossible à situer géographiquement, simplement parce qu'il est fabriqué à partir d'images et de sons du monde entier. Il ne se déroule nulle part et partout, et effectivement, chaque spectateur peut y retrouver son propre environnement. Mais ce n'est pas là, je pense, que s'ancre ce qui permet que de tels films circulent facilement à travers le monde.
Le premier élément de réponse sur la possibilité de circulation de mes films se situe dans l'absence d'indications sur ce qui est montré. Notamment, il n'y a pas de voix-off. Le deuxième élément tient à ce que ces films ne sont pas uniquement des films sur le sujet qui est traité au premier abord. Dies Irae n'est pas un film sur les camps, ou ce film n'est pas qu'un film sur les camps. C'est un film sur la guerre et sur la mort, et c'est ce qui le rend universalisable. Il en est de même pour mes autres films. Un autre élément pourrait être la qualité formelle de ces films. Il y a une « prime » à la perfection (qui est en soit problématique, car l'ambition technique ou la réussite formelle n'ont rien à voir avec la qualité d'un film…) Ceci dit, une certaine virtuosité fascine toujours le spectateur.
Un autre élément pourrait être le contenu politique de certains de mes films. Si certains trouvent que l'art n'a pas à être politique, une autre partie du public cherche justement à se confronter à des œuvres qui travaillent le politique…
Au-delà, peut-être puis-je dire que l'un des éléments moteurs de mon travail est la foi dans un cinéma qui tente avant tout d'être cinématographique. On peut penser que tout film tend tautologiquement vers le cinématographique, mais c'est en vérité assez peu le cas. Les films reposent trop souvent uniquement sur la question du narratif, se contentent trop souvent de raconter des histoires ; et trop souvent la technique n'est utilisée qu'au service de cette histoire à raconter.
Je pense à l'opposé, que chaque choix technique en lui-même est porteur de sens, avant même de le lier à quelque histoire à raconter. Les cinéastes cherchent trop souvent à expliciter ce qu'ils veulent raconter, ils cherchent trop la clarté, la transparence, ce qui va garantir que le spectateur a bien compris. Grosso modo, beaucoup de cinéastes prennent les spectateurs pour des veaux décérébrés. On commence à respecter le spectateur lorsqu'on lui laisse la place de développer son intelligence à l'intérieur même des films qu'on lui propose. Et si il y a des millions de spectateurs pour des films indignes, il reste aussi de très nombreux spectateurs (certains sont même communs) qui recherchent des propositions qui les respectent dans leur intelligence et leur liberté.
La diffusion de mes films me rend optimiste ; malgré leurs sujets plutôt lourds et leur forme exigeante, ils sont très souvent montrés. Ce qui fait défaut selon certains membres de nos métiers (les télévisions et les financeurs principalement), comme l'absence de voix-off, des partis pris formels forts, l'abstraction du sujet, le contenu politique, l'indécision du genre (documentaire ? animation ? expérimental ?), etc., est souvent pris pour une qualité par les spectateurs. Ça ne peut que me réjouir…
L'Art délicat de la matraque et Les Barbares, vos deux derniers films sont tournés concrètement vers l'actualité. Abordez-vous votre travail différemment que pour les précédents ? Pourquoi avoir opéré ce passage, y a-t-il une urgence, une nécessité à le faire selon vous ?
Je ne sens pas de rupture claire entre ces films et les précédents. Par contre, il y a une vraie différence entre ces derniers ou entre Les Barbares et les autres. L'Art délicat de la matraque est encore du côté des victimes (les manifestants se font tabasser par les flics). Dans Les Barbares, ceux qui sont le sujet du film agissent et ne sont plus représentés comme des victimes, ils sont montrés résistants ouvertement, voire ils utilisent cette violence que nos sociétés policées détestent tant quand elle n'est plus l'apanage des institutions publiques ou économiques.
Ceci dit, il y a en effet une urgence à ce que l'on produise plus de films sur la réalité des luttes contemporaines et que la question du politique soit réinvestie par les artistes autrement qu'au dixième degré. Évidemment, il ne faut pas que tout film soit politique, le poétique agit aussi. Mais actuellement, même si cela a presque toujours été vrai, il y a urgence à ce que l'art réinvestisse le réel. Nous vivons un moment dangereux : la destruction de la planète, la transformation de l'humain en consommateur ici ou en matériel de travail ailleurs, la quasi-victoire qu'un post-capitalisme destructeur allié à un retour dangereux du religieux… ne peuvent pas aboutir à un monde plus juste, voire peuvent simplement aboutir à la fin de l'humanité… Il ne s'agit pas ici de transformer les artistes en Cassandre, mais il faudrait que les consciences se réveillent sur les capacités réelles qu'a l'humanité de s'autodétruire, capacités qui sont aujourd'hui bien plus nombreuses que l'armement nucléaire, qui a été l'unique menace de destruction globale pendant 50 ans.
Il ne s'agit évidemment pas simplement de fabriquer des films sur les dérives du capitalisme ou de l'industrie, il y a en a déjà, et il serait naïf de penser que cela est utile. La seule chose que nous puissions faire en tant que cinéastes n'est pas d'ajouter encore à la cacophonie du monde par nos protestations, mais de créer des espaces de liberté de penser et d'interrogation sur le monde immédiat qui nous entoure. Un monde qui, s'il échappe à la destruction, est, dans tous les cas, appelé à disparaître dans son état actuel.
Les projets dans lesquels vous vous engagez relèvent-ils de désirs personnels ou peuvent-ils être des films de commande ?
La plupart du temps, le désir d'un film m'est propre, même si, deux ou trois fois, j'ai pu faire des films dans le cadre de « commandes ». Mais alors, il y a avait une adéquation entre ces commandes et mes préoccupations. Comme Undo pour une Collection Canal+ dont le thème était « dix minutes pour refaire le monde » ou Les Barbares dans le cadre d'une série de courts commandés par Ron Dyens de Sacrebleu sur le thème de la désobéissance.
Vous aimez modifier la fonction de vos matériaux : les photos se succédant deviennent une vidéo unique (de Dies Irae à Under Twilight en passant par Nijuman no Borei), les vidéos accélérées semblent être un amoncellement de photos (Eût-elle été criminelle...) Comment le choix des images se fait-il et comment s'applique-t-il, va-t-il changer au fur et à mesure du processus de création ? Se pose alors la question du montage : à partir de quel moment estimez-vous qu'il entre en jeu dans votre travail ? Est-il tout de suite présent dans votre esprit ou travaillez-vous petit à petit, par divers essais ?
Avant tout, pour chaque film, j'ai besoin d'une banque d'images dans laquelle choisir les images à utiliser dans le film, en sachant que même lorsque cette banque d'archives est « généreuse », elle reste toujours limitée. Ce qui, pour un film comme Dies Irae monté avec 10000 photos, n'est pas anodin.
De cette banque d'archives ressortent certaines images qui sont nécessaires au film pour des questions narratives et qui vont servir d'étapes par lesquelles je devrais passer. Ensuite, ce n'est plus qu'une question de technique, de montage. Je commence toujours un film avec quelques présupposés et quelques hypothèses, narratifs et techniques. Mais c'est dans le travail concret du montage que tout doit trouver organiquement sa place, son rythme. L'important est de ne jamais « forcer » les images. Chaque image a un « poids » propre, une « énergie » propre, qu'il est très difficile à définir ou à verbaliser. Il s'agit de sentir ce poids, ces contraintes propres, et d'en prendre parti plutôt que d'imposer un cadre, un sens de lecture qui de toute façon ne fonctionnera jamais.
La seule vraie difficulté est l'impossibilité de juger de la justesse du travail tant que celui-ci n'est pas fini. Lorsque l'on passe plusieurs mois sur un montage, il est dangereux de ne pouvoir être sûr de ce que l'on fait avant la fin. Mais je crois que ce danger, cette prise de risque, rend la réussite d'un montage, et d'un film en général, plus précieuse (même si ce n'est que pour le réalisateur !)
Il me semble que vos films ont à voir avec l'apnée dans le sens où l'on plonge dans un milieu différent du nôtre, un milieu étouffant. Si bien qu'avec la fin, le spectateur respire à nouveau. C'est dû à votre type de montage bien sûr, mais le format court semble indispensable pour éviter la noyade. Pensez-vous votre travail applicable dans un moyen ou un long-métrage ? Pensez-vous qu'il en conserverait sa force ?
En effet, je peux me permettre des techniques si immersives uniquement parce que je fabrique des films courts. Il existe des films expérimentaux basés sur des techniques de montage rapides bien plus longs, mais ils ne travaillent pas le narratif, le documentaire comme je le fais, ils restent abstraits. Ce que je fais en court-métrage ne peut pas s'adapter en long-métrage. Si un long-métrage peut inclure des séquences de montages rapides (comme le font les films d'actions par exemple), il ne peut être monté ainsi sur toute sa longueur.
Vos films, je l'ai dit, tournent dans de nombreux festivals et remportent souvent des prix. Les festivals sont un vrai circuit pour vous, un circuit parallèle à celui des salles. Comment se passe la vie d'un réalisateur en tournée ? Vous êtes presque comme un chanteur finalement... Par ailleurs, que pensez-vous de ce qu'offre les festivals ? Les voyez-vous uniquement comme un circuit parallèle de diffusion ou estimez-vous qu'ils représentent, peut-être, une parole tue du cinéma projeté en salles ?
Je n'ai pas forcément le temps, ni l'envie d'ailleurs, de suivre mes films dans tous les festivals. Ensuite, il n'y a rien de fantasmatique à « aller en festival ». Dans le fond, on n'y sert à rien. Les films existent sans nous. Du coup, et contrairement aux chanteurs, les festivals pour les réalisateurs, c'est un peu des vacances. On fait une ou deux rencontres avec le public pour justifier l'hôtel qu'on nous paye, mais sinon, c'est plutôt facile ! On peut voir beaucoup de films (ce que l'on ne fait pas forcément d'ailleurs), mais surtout on rencontre d'autres réalisateurs avec qui on peut échanger sur nos pratiques en buvant des bières.
Au-delà de cet aspect anecdotique, le réseau des festivals est vraiment l'endroit que je considère comme premier pour la diffusion de mes films. Ce n'est pas une question de « quantité » de spectateurs (une diffusion d'un film à minuit sur Arte doit réunir bien plus de téléspectateurs que l'ensemble des spectateurs de ce même film dans deux cents festivals), mais de « qualité ». Aller voir des courts-métrages dans un festival (exception faite évidemment des festivals qui fonctionnent sur le festif) implique un choix de la part des spectateurs, et donc une attention particulière. Aujourd'hui, ce réseau est tellement imposant (il semble que chaque ville de France et du monde possède son festival de film) qu'un court-métrage qui est bien diffusé en festivals est vu par plus de public que n'importe quel long-métrage qui est éjecté des salles au bout de deux semaines.
Outre les festivals, vos films sont également disponibles sur Internet, gratuitement sur votre site. Pourquoi ce choix ? Pensez-vous qu'Internet peut jouer un rôle plus grand qu'il n'a déjà acquis dans le cinéma à venir, dans sa diffusion et dans sa création ?
Internet devient en effet le complément des festivals. Mais c'est assez récent finalement, pour une question essentiellement technique. Aucun réalisateur, je pense, n'aime voir son film réduit à une vignette de 2 centimètres sur 3 avec une cadence d'une image toutes les secondes, ce qui était le cas il n'y a pas si longtemps (même si j'exagère un peu). Même si l'on est encore loin d'une qualité vraiment acceptable, il n'empêche que l'on peut commencer à regarder des films sur Internet et donc à les y diffuser. Il me semble personnellement nécessaire de mettre mes films sur Internet. Contrairement aux longs-métrages que l'on peut trouver aujourd'hui facilement sur DVD ou en VOD, il reste compliqué pour le public d'accéder à des courts-métrages qu'ils aimeraient découvrir. Mais rien ne vaut le cinéma pour voir un film. Aller au cinéma reste une expérience spectatorielle, technique et sociale que ni la télé, ni Internet ne peuvent suppléer. Que les spectateurs en France soient de plus en plus nombreux alors même que DVD, blue-ray, VOD, pay-per-view et autres techniques de réception privée de films se développent exponentiellement, est très positif. Même si, malheureusement, beaucoup s'habituent actuellement à voir des films dans des conditions techniques déplorables (D-Vix, ou films sur téléphones portable, par exemple). Quant à Internet comme lieu de création, ça me dépasse, je suis trop « old school ».
Le militantisme s'avère assez rare dans la production cinématographique actuelle. Vous sentez-vous isolé par rapport à cela ? Estimez-vous qu'il manque une conscience politique au cinéma actuel ?
Oui, il y a quelque chose de l'ordre de l'isolement. Heureusement, je ne suis pas seul à faire de tels films. Mais nous sommes peu, et nous ne formons pas une communauté… Quoique des collectifs de travail semblent émerger actuellement, ou tentent au moins d'en faire l'expérience. Nous sommes d'autant plus isolés que la question du politique n'est pas centrale dans le cinéma contemporain.
Je ne me permettrais pas de dire qu'il n'y a pas de conscience politique au cinéma. L'apolitisme n'existe pas. Je dirai plutôt qu'il manque de radicalité politique. Et encore… De nombreux films de droite ne cachent pas leur jeu. Disons que la majorité des films produits qui ne sont pas purement de divertissement, se positionnent dans un centre-gauche plutôt mou et se confortent dans une bonne conscience de principe. De plus, il y a une tendance insupportable du cinéma occidental à ne faire découvrir la misère du monde aux spectateurs que par le biais d'un personnage occidental qui va se retrouver confronté à une situation terrible à laquelle il va devoir participer (et qui le transformera à jamais…) Le problème n'est pas tant que l'on puisse proposer des films où le spectateur découvre le désastre par un personnage auquel il peut s'identifier, que celui que presque tous les films occidentaux fonctionnent sur ce principe. Le cinéma reste indécrottablement WASP.
Au-delà, chaque époque a l'art qu'elle mérite. Actuellement, nous sortons de plusieurs décennies d'étiolement du politique et de l'être ensemble, il n'est donc pas étonnant que notre cinéma ne soit plus radical. Il est probable que le renouveau actuel mondial pour l'engagement, que cela se traduise dans la réalité en Grèce, en Iran, ou plus récemment au Maghreb, ou plus symboliquement en France par un développement incroyable de l'édition engagée, aura des conséquences prochaines dans notre cinéma. Enfin, nous l'espérons, ou nous l'attendons. Quoiqu'il advienne cependant, il faut se garder en tant que cinéaste de la naïveté que le cinéma puisse changer le monde ou les spectateurs. Au mieux il peut parfois poser des questions, des énigmes… Ce qui n'est déjà pas si mal.
Quels sont vos projets à venir ?
Je viens de finir le montage de mon deuxième court-métrage de fiction, Regardez les morts, qui, comme son titre l'indique, n'est pas une comédie… C'est une adaptation d'une nouvelle de Don DeLillo dans laquelle deux individus esseulés se rencontrent dans une exposition de peintures de Gerhard Richter.
Je travaille également, depuis trois ans, sur l'écriture aujourd'hui achevée d'un long-métrage documentaire qui sera réalisé uniquement par montage d'archives et qui va proposer une histoire visuelle de la RAF (la Rote Armee Fraktion, vulgairement appelée « la bande à Baader »). Certains d'entre les fondateurs de la RAF ont été des fabricants d'images (engagées), et ont donc eux-mêmes documenté leur vie et leurs combats d'avant la RAF. Le fait qu'ils aient échangé leur caméra et les modes d'actions politiques non-violents pour des fusils m'interroge particulièrement.
Par Maxime Piras
Revue persévérance, 2011
www.revueperseverance.fr/?cat=7